Comment favoriser la préparation à l’apprentissage de la lecture et des mathématiques chez les jeunes élèves ? 

 

 

Le rôle fondamental des compétences socio-émotionnelles et des activités locomotrices

 

Editorial - E. Gentaz 

 

ANAE N° 169

 

Décembre 2020

Il existe un consensus sur le plan politique et scientifique quant à l’importance des compétences socio-émotionnelles au début de la scolarité (Denham et al., 2012 ; Durlak, Weissberg, Dymnicki, Taylor & Schellinger, 2011 ; European Commission/EACEA/Eurydice, 2019 ; Jones, Greenberg & Crowley, 2015 ; Le Conseil de l’Union Européenne, 2019). En effet, c’est notamment au cours de cette période que les enfants développent les aptitudes fondatrices de leur future réussite académique et sociale. Ces compétences font ainsi partie intégrante des dispositions à apprendre (School readiness), et des fondamentaux qui préparent les enfants à l’école (Haire, Halle, Terry-Humen, Lavelle & Calkins, 2006).

 

Différentes études ont ainsi montré qu’être capable de comprendre, de réguler les émotions et de faire appel à des comportements prosociaux constituaient des compétences essentielles au développement socio-cognitif de l’enfant et étaient étroitement liés à sa réussite scolaire.

 

De nombreuses études montrent qu’être « émotionnellement compétent » est essentiel au succès académique, de l’école primaire à l’université (Denham et al., 2014 ; pour une méta-analyse, cf. MacCann et al., 2020). Les compétences émotionnelles sont, selon certaines recherches, identifiées comme étant parmi les compétences les plus importantes (avec les compétences cognitives) et parmi celles qui soutiennent les compétences scolaires de l’élève au cours des premiers degrés de la scolarité (Denham, Bassett, Mincic et al., 2012). Par exemple, l’étude longitudinale de Izard et al. (2001) montre que la connaissance que les élèves possèdent de leurs émotions à cinq ans et plus spécifiquement, la capacité à détecter et labelliser les signaux émotionnels, facilite les interactions sociales positives et prédit leurs habiletés sociales et leurs performances académiques (en lecture) à neuf ans. L’étude de Eisenberg, Sadovsky et Spinrad (2005) relève qu’il existe des relations étroites entre la régulation des émotions, les aptitudes langagières et la compréhension des émotions des enfants.

 

Les comportements prosociaux jouent également un rôle prépondérant dans l’établissement et le maintien des relations sociales entre pairs et notamment dans les milieux scolaires, où la prosocialité constitue un facteur essentiel à l’intégration scolaire de l’enfant. Les jeunes enfants qui répondent aux besoins émotionnels des autres, en partageant des affects positifs et en réagissant de manière prosociale plutôt que de manière antisociale à la détresse des autres, ont plus de chance de réussir à gérer les relations avec leurs pairs (Caprara, Barbaranelli, Pastorelli, Bandura & Zimbardo, 2000). Par ailleurs, cette étude longitudinale réalisée par Caprara et al. (2000) montre que les comportements prosociaux chez les enfants représentent un facteur prédictif robuste de la réussite scolaire à l’adolescence.

 

Chez les jeunes élèves en particulier, le jeu de « faire semblant » constitue un outil pédagogique permettant de stimuler les compétences socio-émotionnelles de l’enfant. Ce jeu donne l’occasion à l’élève de faire usage de son imagination, à travers notamment des scénarios qu’il invente et des rôles qu’il interprète. Richard, Baud-Bovy, Clerc et Gentaz (2020) ont élaboré un programme structuré pour exploiter cette approche à travers des sessions de jeux associées à des phases
d’enseignement/apprentissage plus systématisées avec les élèves, autour des compétences travaillées et pour évaluer ses effets. Onze séances d’environ 60 minutes ont ainsi été réalisées par des enseignantes, à raison d’une séance par semaine. Les enseignantes étayaient le jeu au niveau du scénario, des rôles, du langage, de l’utilisation symbolique d’accessoires et du temps de jeu. Elles investissaient également les phases de jeu en proposant des défis aux élèves, comme jouer à faire semblant d’éprouver une grande joie, de résoudre un problème interpersonnel, etc. Pour ce faire, elles ont bénéficié d’environ 20 heures de formation sur les compétences socio-émotionnelles et sur l’étayage du jeu de « faire semblant ». Afin de pouvoir comparer les progrès des élèves de ces classes, une équipe d’enseignantes et d’élèves « témoin » a également fait partie de l’étude. Les résultats montrent une amélioration de la reconnaissance des émotions et du vocabulaire chez les élèves après l’intervention.

 

Ces résultats suggèrent qu’il est essentiel de concevoir un enseignement qui considère les compétences socio-émotionnelles ainsi que le jeu de « faire semblant », comme des savoirs à enseigner. L’usage du jeu de « faire semblant » comme un outil pédagogique permet donc à l’enfant de s’approprier des compétences émotionnelles, avec un effet potentiel positif sur son comportement prosocial et, à plus long terme, sur sa réussite scolaire.

 

Différentes raisons peuvent expliquer l’influence de ces compétences sur la réussite scolaire de l’enfant. Dans une méta-analyse, MacCann et ses collègues (2020) proposent plusieurs raisons pour expliquer l’influence de ces compétences sur la réussite à l’école.

  • Une première raison renvoie au fait que les élèves présentant de meilleures compétences émotionnelles seraient plus aptes à réguler des émotions négatives telles que l’anxiété, l’ennui ou la déception relative à leur performance scolaire
  • Une seconde raison serait que pour apprendre et se développer, les élèves (et tout particulièrement les jeunes) ont besoin du soutien des adultes et des pairs. Ainsi, les élèves plus compétents sur le plan émotionnel géreraient mieux le monde social dans lequel ils sont amenés à évoluer, en formant de meilleures relations avec leurs enseignants, leurs pairs et leur famille. Cette capacité à mieux gérer les relations sociales influencerait ainsi indirectement la réussite scolaire de l’enfant en lui fournissant un « réseau de soutien social » qui le protègerait dans les moments de stress et le soutiendrait lorsqu’il est confronté à une nouvelle situation d’apprentissage requérant l’aide d’un expert (pair ou enseignant par exemple).

 

Afin de confirmer si de telles relations existent chez des jeunes élèves, et en y intégrant le rôle du corps (Bara, Rivier & Gentaz, 2020), nous avons examiné en 2019-2020, auprès de 706 élèves âgés de trois à six ans, les compétences émotionnelles, le comportement social, l’activité locomotrice et les capacités numériques précoces (Cavadini, Richard, Dalla-Libera & Gentaz, soumis).

Les résultats révèlent que les performances en mathématiques sont associées significativement et positivement aux compétences émotionnelles ainsi qu’au comportement social et à l’activité locomotrice. En outre, les liens observés entre chacun de ces trois prédicteurs potentiels étaient également significatifs.

 

Des analyses statistiques dites de médiation montrent que les élèves

(a) ayant des compétences émotionnelles élevées, ont des performances mathématiques d’autant plus élevées lorsqu’ils manifestent également plus de comportements sociaux durant la réalisation de jeux collectifs, et ceux qui

(b) sont plus habiles sur le parcours de motricité ont de meilleures performances mathématiques, et que celles-ci augmentent lorsqu’ils ont aussi des compétences émotionnelles plus élevées.

 

Ces résultats rejoignent le consensus politique et scientifique sur l’importance des capacités socio-émotionnelles dans le milieu académique au début de la scolarité et suggèrent d’ajouter l’activité locomotrice à ces compétences fondamentales.

 

Mais pour quelles raisons ces connaissances scientifiques bien établies et leurs implications pédagogiques manifestes sont-elles souvent peu intégrées ou valorisées pleinement à l’école ?

 

Les raisons pourraient provenir de conceptions réductrices ou partielles des apprentissages.

 

La première serait fondée sur une conception naïve des apprentissages qui pourrait se résumer de manière caricaturale par « pour apprendre les mathématiques, on doit proposer des leçons et des exercices seulement de mathématiques ».

 

La seconde serait fondée sur la conception très répandue, mais erronée, d’une séparation entre les émotions et la cognition, avec des localisations cérébrales et des rôles différents au sein même du cerveau, qui se reporteraient aussi dans nos apprentissages (Sander, 2013). Ainsi, selon ce neuromythe (cf. Sander et al., 2018), certaines régions du cerveau seraient responsables de nos émotions (comme le système dit limbique) et les régions corticales plus évoluées seraient dédiées à la cognition. Cependant, non seulement les structures cérébrales liées aux émotions ou à la cognition ne sont pas isolées, mais une même région est souvent caractérisée de « cognitive » ou d’« émotionnelle » selon les études (Pessoa, 2008).

 

  • Par exemple, l’amygdale, est considérée comme émotionnelle, car impliquée dans la détection des événements ayant une pertinence affective pour l’individu, mais elle est aussi considérée comme un élément clé pour les processus cognitifs que sont l’attention et la mémoire.
  • Un autre exemple est le cortex préfrontal dorso-latéral qui est classiquement considéré comme étant impliqué dans les fonctions exécutives, notamment l’inhibition, mais qui est aussi une région clé dans les processus de régulation des émotions.

 

Les modèles actuels suggèrent donc que les émotions et les fonctions cognitives agissent de pair et de manière diffuse, avec un soubassement cérébral fortement distribué au sein de réseaux de neurones.

 

Dans cette perspective, les émotions soutiennent l’attention, la mémoire de travail, l’encodage, la consolidation en mémoire ou encore des processus liés au contrôle exécutif (p. ex. l’inhibition). Ces processus cognitifs sont également bien entendu nécessaires aux apprentissages scolaires (cf. Gentaz, 2015).

 

En conclusion, les compétences socio-émotionnelles et les activités sensori-motrices doivent être considérées comme toutes aussi fondamentales pour les jeunes élèves et leurs
apprentissages.

 

Pr édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève et
Directeur de recherche au CNRS

 

Références

Bara, F., Rivier, C. & Gentaz, é. (2020). Comprendre le rôle bénéfique de l’usage du corps dans l’apprentissage de la lecture à la lumière de la cognition incarnée. A.N.A.E., 168, 553-563.

Caprara, G., Barbaranelli, C., Pastorelli, C., Bandura, A. & Zimbardo, P. (2000). Prosocial foundations of children’s
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Cavadini, T., Richard, S., Dalla-Libera, N. & Gentaz, é. (soumis). Emotion knowledge, social behaviour and locomotor activity predict the academic-mathematic performance in 706 preschool children aged 3 to 6.

Denham, S., Bassett, H., Way, E., Mincic, M., Zinsser, K. & Graling, K. (2012). Preschoolers’ emotion knowledge: Self-
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